Clorinde : les obscurités d’une guerrière (K Revue)
Clorinde : les obscurités d’une guerrière
K. Revue trans-européenne de philosophie et arts 16, 1/2026
Les personnages du Tasse dans La Jérusalem délivrée (1581) présentent, dans leurs expressions les plus réussies, une intériorité tourmentée et profondément scindée, au point que leurs gestes et leurs comportements ne parviennent jamais à couvrir ou à dissimuler et contenir une sphère intérieure mystérieuse (inconsciente) et inquiétante. La volonté d’être des héros (de la foi, de la guerre) qui distingue les soldats chrétiens se heurte, inévitablement, à cette zone obscure. L’héroïsme est précisément la tentative d’enterrer définitivement cette obscurité représentée, pendant de longs passages du poème, par la dimension de l’amour. Tasso exige que les hommes donnent sens à leur être au monde à travers l’union entre religion et héroïsme, mais l’amour bouleverse ce lien avant tout parce qu’il s’oppose à la guerre.
Avec le poète de Sorrente s’achève définitivement la saison mondaine et païenne de la Renaissance italienne. Son activité s’inscrit dans une époque qui est en train de redéfinir ses points de repère en tentant, plus que tout autre chose, de redonner cohérence à la culture catholique, menacée par la Réforme. Comme le démontrent en particulier les études d’Adriano Prosperi, la culture contre-réformiste a pour exigence d’intégrer chaque moment de la vie humaine (y compris l’écriture, y compris, et surtout, les désirs) au sein d’une perspective chrétienne générale, et de se justifier devant celle-ci.
En effet, lorsque le Tasse récupère la tradition chevaleresque, il entend précisément la dépouiller de ses aspects laïques et, également, irréligieux (l’Arioste), afin de lui redonner une fonction éducative, au sens religieux et moral du terme. Cette responsabilité implique le choix d’un sujet à forte signification culturelle : la première Croisade devient, d’une part, une manière de réfléchir sur le besoin de vérité de la chrétienté menacée par les Turcs (ou par les protestants) et, d’autre part, une manière de représenter l’affrontement entre les forces positives et divines et les forces négatives et diaboliques.
Les forces négatives et diaboliques sont souterraines, elles comprennent une série de dimensions tourmentées et obscures ; la première d’entre elles est l’amour. C’est pour cette raison que l’amour chez le Tasse est une faute, un territoire contaminé, forcément sans Dieu. Ce n’est pas un hasard si, comme cela a largement été remarqué, l’amour entre dans le poème avec le monde des infidèles, le monde contre lequel se battent Godefroy et les chrétiens. C’est la vie païenne, qui bouillonne de désirs hors de contrôle : c’est contre ce magma que le Tasse se bat. Ainsi, si chez l’Arioste chaque chant est une explosion de plaisirs et de désirs, et le chevalier éponyme de son poème, d’abord sans tache, sera ensuite lui-même victime du charme de l’amour jusqu’à la folie, chez le Tasse, au contraire, l’amour est condamné et caché, et il serait impensable que le héros chrétien, Godefroy, puisse tomber amoureux, ou puisse même seulement penser au plaisir. Et pourtant, chez le Tasse, malgré le Tasse, au-delà du Tasse, bien que cachée, la force de l’amour agit, puissante et magnifique, dans La Jérusalem délivrée.
L’histoire de Clorinde, en ce sens, est paradigmatique. Clorinde, précisément en tant que guerrière musulmane, fait surgir, dans le poème, le désir ; un désir presque impossible, voire inconnu. Le Tasse ne peut rien faire contre cette puissance et, en effet, un de ses héros chrétiens, un des meilleurs, Tancrède, tombe amoureux de la jeune fille lorsqu’il la voit, sans son casque, se rafraîchir à une source :
Tancrède la voit, admire son beau visage, se complaît à son aspect, et s’embrase pour elle. Ô prodige ! Cet amour qui ne fait que de naître, déjà vole à pleines ailes, et règne tout puissant sur son cœur (Jérusalem délivrée, I, 47).
C’est désormais l’amour qui règne, la guerre n’existe plus. La “faute” de Tancrède est double : non seulement il est tombé amoureux, oubliant la guerre, mais de surcroît d’une païenne. À son tour, Clorinde ne se révèle pas être une figure passive, condition qui, au contraire, était fréquente chez les femmes de l’Arioste. Clorinde est une demoiselle, mais elle est avant tout guerrière ; elle est entièrement guerrière :
Cette femme a méprisé tous les instincts et les mœurs de son sexe, dès l’âge le plus tendre. Jamais sa main superbe ne daigna s’abaisser aux travaux d’Arachné, aux fuseaux et à l’aiguille. Elle fuit les molles habitudes et les villes ; sa vertu se conserve même au sein des camps. Elle arma d’orgueil son visage ; elle se complut à le rendre sévère, mais quoique sévère il plaît encore (Jérusalem délivrée, II, 39).
Le Tasse ne dépeint pas seulement une femme. Clorinde ne semble pas toujours être une femme, c’est la raison pour laquelle elle ne comprend même pas les mots d’amour que lui adresse Tancrède. Au fond, Clorinde, c’est comme si elle se trouvait quelque part ailleurs même par rapport au monde diabolique des plaisirs, incarné par les païens, précisément parce qu’elle est avant tout une guerrière.
Clorinde est le nom d’une résistance à l’invasion coloniale en tant que guerrière et infidèle. Elle est à la fois femme et, dans le fond, à l’origine, chrétienne. Cette multiplicité suscite des désirs, et aussi la justification morale du désir pour Tancrède. Mais finalement, le Tasse ne résout pas les contradictions de la femme guerrière et la laisse se faire tuer. Si l’amour est une faute, si l’amour doit rester caché, y aurait-il une autre solution qui ne soit un duel, qui ne soit une mise à mort ?
Avec ce numéro, K. Revue trans-européenne de philosophie et arts voudrait faire tenir ensemble les multiples vies de Clorinde ; explorer ses différents visages, sa capacité à éluder tout rôle prédéfini. Clorinde est chrétienne et païenne, elle est femme et homme, elle est orientale et occidentale, elle est amie et ennemie, elle est amour et guerre. Sa mort consacre le triomphe du pouvoir et, plus généralement, la capture (dead or alive) de ceux qui sont difficiles à situer dans un territoire précis. Ce qui représente le véritable crux de tout pouvoir disciplinaire, de la Contre-Réforme à nos jours. Étudier la figure de Clorinde signifie donc problématiser certaines dimensions essentielles de l’expérience humaine, telles que le désir, la sexualité, le genre, l’appartenance religieuse, et également de l’histoire, telles que la guerre, la résistance. En traversant des événements, des concepts, des termes, des antithèses consolidés, le sexe et le genre, Clorinde incarne probablement, à la fois, tant une forme radicale de rejet de toute identité que le courage de ceux qui résistent à la tentation de devenir un instrument de mort.
S’inspirant largement des travaux de Georges Dumézil sur la fonction guerrière (Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, 1956), le numéro que K. Revue trans-européenne de philosophie et arts consacre à la figure de Clorinde invite à présenter des propositions qui devraient se concentrer essentiellement sur certains aspects spécifiques.
1) Le sexe et le genre de Clorinde sont indéfinis. On pourrait par le biais de cette figure du Tasse penser certaines dynamiques queer. En effet, Clorinde ne peut être reconnue dans le poème que dans une seule de ses dimensions (en tant que femme, en tant que guerrière, en tant que chrétienne, en tant que musulmane…). Cependant, cette reconnaissance n’est que provisoire, et donc fallacieuse, car elle exclut et cache tous les autres visages qui eux aussi la définissent. Il devient alors possible d’émettre l’hypothèse que Clorinde est le nom d’un refus de toute identité.
2) En partant rigoureusement de la figure de Clorinde, analyser la performance guerrière comme une inclination spéciale, problématique et symbolique du féminisme (voir en particulier les études d’Angela Putino).
3) La figure de Clorinde présente une psychologie complexe. Chez l’Arioste, au contraire, les personnages de ses chants, comme le soulignait bien Calvino, n’ont aucune profondeur intérieure, ils n’existent qu’en fonction du récit. La liberté, typique de la Renaissance, de l’Arioste se fonde sur l’absence d’introspection qui permet aux chevaliers et aux demoiselles d’“errer”, comme il convient au récit, partout, c’est-à-dire de s’écarter du droit chemin, de déserter. Chez Le Tasse, au contraire, les psychologies des personnages sont enfermées dans un cadre conceptuel et religieux beaucoup plus pesant, qui interdit de manière programmatique toute bifurcation. C’est dans cet étau que naît leur tourment, matière de ce qui deviendra le roman, mais aussi, sans paradoxe, la possibilité d’une forme de résistance à ce piège.
4) En partant des études historiques de Georges Dumézil, explorer l’écart qui subsiste entre le guerrier, un prêtre, presque, doté de qualités presque magiques et capable d’un grand courage et d’u